dimanche 20 mars 2011

Catastrophe au Japon, abandon du nucléaire et comportement de surréaction

A la suite du tremblement de terre au Japon, la menace d’une catastrophe nucléaire à une échelle n’ayant guère de précédent se profile de jour en jour. Suite à cette inquiétude légitime des citoyens du monde entier, de nombreux élus et représentants de la société civile, notamment les écologistes en France, ont appelé à l’abandon de la technologie nucléaire comme élément de la production d’énergie électrique (par exemple ici  ou ).
Bien évidemment, le point fondamental (voir le billet de CH sur le blog "rationalité limitée" ici ) est que le niveau de risque n’a pas été modifié par l’occurrence de cette catastrophe. Ce n’est pas parce que je jette un dé et que j’obtiens deux fois de suite le chiffre 2 que j’ai plus de chance par la suite d’obtenir le chiffre 2. Ou a contrario moins de chances d’observer le chiffre 2. Le risque qui s’est réalisé au Japon - ou plutôt l’Etat de la Nature comme disent les spécialistes de la théorie de la décision, terme qui ici sonne malheureusement d’une manière sinistre – n’implique en rien, en l’état actuel des choses - une modification des probabilités d’avoir une autre catastrophe à ma connaissance d’un strict point de vue scientifique.
Parler à contre courant n’est pas forcément quelque chose de facile, surtout du fait que chaque jour, le bilan humain et environnemental de cette catastrophe devient de plus en plus effrayant,  mais après tout, un des rôles de l’économiste est d’avertir l’opinion sur les avantages et coûts sociaux induits par une modification des politiques publiques. Même s’ils jouent leur jeu, je trouve que le discours des écologistes est un brin irresponsable, car abandonner l’énergie nucléaire aurait certes probablement un avantage en termes de réduction des risques de catastrophe telle que nous la subissons en ce moment, mais aurait aussi surtout des coûts économiques – au sens large – extrêmement importants. Cela a d’ailleurs été heureusement souligné par une partie de la classe politique, y compris les socialistes, dont, le cas échéant, on ne peut que saluer le sang froid (je ne ferai pas cela tous les jours). Mais ce n’est pas le point essentiel de ce billet, mon objectif étant de chercher à montrer de quelle nature est cette réaction d’une partie de l’opinion publique (abandonner le nucléaire suite à l’occurrence d’une catastrophe) en pointant qu’il s’agit là d’un biais humain, trop humain, pour reprendre la formule de Nietzsche.
La réaction des écologistes en particulier, en supposant qu’elle ne soit pas dictée par de bas objectifs politiques – après tout, il est permis de rêver -, et d’une partie de l’opinion, peut s’assimiler à un phénomène assez connu en économie, mais peu étudié en fait  de manière empirique, à savoir la surréaction (overreaction dans la langue de Shakespeare).
Le problème de la surréaction est essentiel à mon avis pour comprendre la réaction de l’opinion publique et d’une partie de la classe politique, et surtout, pour éviter les conséquences négatives de décisions ou d’opinions qui pourraient être formées « à chaud ».  Il s’agit d’un biais de comportement assez classique en économie et qui a souvent été invoqué pour expliquer les bulles financières notamment.
Basiquement, un phénomène de surréaction consiste à penser que l’arrivée d’un événement négatif augmente la probabilité d’en avoir un dans le futur et, vice versa, que l’arrivée d’un événement positif augmente la probabilité d’événements positifs. Par exemple, le fait que je sois victime d’un cambriolage va renforcer de manière erronée la croyance que j’aurais sur l’occurrence de tels événements. Tout comme le fait de réaliser que de n’avoir  subi aucun cambriolage au cours des dix dernières années, alors qu’en moyenne il  y un cambriolage tous les 7 ans dans le quartier, va potentiellement renforcer ma croyance que je suis plus à l’abri d’une telle agression que les autres voisins du quartier.
Ce problème est bien identifié en économie du sport, mais également bien sûr dans les analyses sur les marchés financiers. Un phénomène de surréaction pour une action donnée consiste à avoir une bonne ou une mauvaise nouvelle concernant l’entreprise qui modifie la valeur fondamentale de cette action. Par exemple, supposons que l’on apprenne une découverte de gisements pétroliers majeurs. Cette découverte augmente la valeur fondamentale des sociétés pétrolières. Une surréaction des agents consisterait à observer une croissance de la demande des actions des sociétés pétrolières dont le prix de marché dépasserait alors la valeur fondamentale, ce jusqu’à ce que les agents, réalisant l’écart entre le prix de marché et les fondamentaux, modifient leur comportement de telle manière que cet écart finisse par disparaitre. Comme l’ont montré  de Bondt  et Thaler en 1985, ce phénomène peut expliquer que le rendement des actions surévaluées puisse être moins élevé que le rendement des actions sous évaluées, et qu’il puisse être profitable d’acheter de manière systématique des entreprises dont les actions baissent, car leur rendement est en moyenne plus élevée que des titres d’entreprises dont les actions montent. Bien évidemment, un tel phénomène bat en brèche la fameuse hypothèse d’efficience des marchés énoncée par Fama en 1970, et sujet de nombreux débats – justifiés- depuis la crise financière de 2008.

Si on observe les prix sur la bourse de New York sur la période 1926 – 1982, comme l’expliquent de Bondt et Thaler, on constate que les prix des actions des entreprises qui se sont comportées négativement sont sous-évalués (par rapport à la valeur fondamentale de ces actions) et que les prix des actions des entreprises qui ont eu des performances positives par rapport à la moyenne sont au contraire surévalués.
Pour résumer, le phénomène de surréaction se manifeste par la surappréciation de la valeur économique des gagnants et par la sous-appréciation de la valeur économique des perdants, ce sur n’importe quel type de marché, et pas seulement financier. Une explication possible de ce phénomène de surréaction vient de la psychologie des investisseurs qui vont par exemple observer que l’action d’une entreprise augmente et  considérer alors que la probabilité qu’elle augmente dans le futur (probabilité a posteriori) est plus forte que la probabilité qu’elle augmente avant que l’événement positif est été observé (probabilité a priori). Idem pour une action qui se porterait mal. Mais j’anticipe sur mon propos futur…

Quel rapport avec la position des écolos ? Précisément, l’arrivée d’un événement négatif qui diminue la valeur économique de l’industrie nucléaire les conduit à « surréagir » en considérant que la perte de valeur est beaucoup plus ample, voire que la valeur économique de cette industrie devient nulle voire négative, et par conséquent à appeler à un changement radical de politique publique. C’est très exactement un phénomène de surréaction.
Qu’est ce qui peut expliquer le phénomène de surréaction ? Il s’agit bien sûr d’un biais de rationalité, dans la mesure où un agent parfaitement rationnel ne peut surréagir, mais une fois que l’on a dit cela, on n’a pas dit grand-chose…
Comme l’ont avancé Offerman & Sonnemans en 2006, deux explications sont possibles en termes de comportements individuels pour expliquer ce phénomène de surréaction.  Au niveau individuel, une première explication est que l’agent pense que le fait d’observer un événement donné augmente la probabilité de cet événement et diminue la probabilité des événements adverses. C’est l’explication dite d’autocorrélation : l’occurrence d’une catastrophe m’incite à augmenter le risque de catastrophe dans mon esprit.  L’autocorrélation peut être positive ou négative. Si un pneus de mon véhicule vient de crever, je peux en tirer trois conséquences : soit la probabilité de crever reste la même (rationalité parfaite), soit la probabilité de crever augmente (effet de main brulante ou « hot hand effect"), soit la probabilité de crever diminue (certaines personnes supputant qu’il y a une espèce de mécanisme de balancier dans les risques, si mon pneu a crevé, alors le risque s’est réalisé, et « en moyenne » j’aurais moins de survenues de crevaison dans l’avenir). Ce comportement est appelée biais de la loi des petits nombres, ou encore "cold hand effect" - effet de « main froide »-.
[désolé pour la traduction littérale et moche de hot hand et cold hand, mais si, lecteur, tu as de meilleures suggestions, je suis prêt à les entendre]

Une autre explication est possible. De Bondt et Thaler ont avancé simplement que les individus avaient tendance à pondérer plus fortement les événements récents que les événements lointains dans le passé dans la révision de leurs croyances (« recency effect »).  Ou encore, que les agents sont relativement insensibles aux probabilités a priori. Là encore, cette explication est connue depuis longtemps par les psychologues.
Le problème est de savoir laquelle de ces explications au phénomène de surréaction est la plus convaincante. L’article de Theo Offerman & Joep Sonnemans paru dans le Scandinavian Journal of Economics en 2006 est à  ce titre intéressant car un de leurs objectifs est au moyen d’une expérience de laboratoire, de discriminer entre ces deux explications en partie alternatives.
Leur design expérimental est très simple, l’analyse des résultats qu’ils conduisent est vraiment tout à fait intéressante, et tout cela me semble éclairant, y compris pour le débat public.
Quelques mots sur le design. Une urne contient 100 pièces, 50 « justes » et 50 « faussées ». Une pièce « juste » produit lors de lancers successifs 50% de faces et 50% de pile. Une pièce « faussée » produit ces événements avec la même probabilité qu’une pièce juste, mais quand face sort lors d’un lancer, la probabilité que face sorte lors du lancer suivant est de 70% (et donc pour pile de 30%). Idem si c’est pile qui sort lors d’un lancer : l’événement pile aura 70% de chances de se produire lors du lancer suivant. Au début du jeu, une pièce est tirée au sort, et le type de la pièce n’est pas indiqué aux participants à l’expérience.
Chaque participant observe une série de 20 lancers au hasard et doit alors indiquer le niveau de probabilité estimé que la pièce soit faussée. Ce jeu est répété à 20 reprises pour chaque participant, avec l’observation des 20 lancers et l’indication donnée par le sujet de la probabilité que la pièce soit faussée. Le gain de chaque partie est d’autant plus élevé que la probabilité reportée par le sujet est proche de l’événement vrai. Un sujet indiquant 100% de chances d’avoir une pièce faussée gagne plus si la pièce est réellement faussée que s’il indique 50% de chances seulement.
Un participant qui serait rationnel au sens bayesien du terme (c’est-à-dire qui se conformerait au théorème de Bayes)  devrait reporter des niveaux de probabilité d’avoir une pièce faussée d’autant plus forts que les tirages au sort matérialisent une alternance de pile et de face faible lors des 20 observations.  En effet, la probabilité d’avoir une pièce faussée s’écrit, conformément au théorème de Bayes :



Par exemple, si j’observe 19 faces différentes (Face Pile Face etc.), la probabilité d’avoir une pièce faussée est proche de zéro, alors que si j’observe simplement deux changements (Pile Face Pile Pile etc. jusqu’à 20), cette probabilité est de 99%. Autre exemple, si j’observe que l’événement tiré au sort change 8 fois sur les 20 tirages, la probabilité d’avoir une pièce faussée est de 40%.
Prenons cet exemple précis, qui permet de bien comprendre comment il sera possible de départager l’hypothèse de hot hand effect de l’hypothèse de recency effect, ce que cherchent à faire les auteurs. La probabilité a priori d’avoir une pièce faussée est de 50%, rappelons-le, pour que la suite du propos soit claire.
Quelqu’un qui observe 8 alternances de pile ou face sur les 20 tirages et qui est sujet à cet effet de main brulante devrait surréagir en considérant que la probabilité d’avoir une pièce faussée est supérieure à ces 40% établis par un agent qui serait parfaitement bayesien. A contrario, quelqu’un qui est sujet à l’effet de l’observation récente des événements (recency effect) pondère plus fortement les événements observés (le résultat du tirage au sort) que la probabilité a priori d’avoir une pièce faussée, qui est de 50%. Donc s’il observe une série d’événements qui vont dans le sens d’une probabilité inférieure à 50%, ce qui est le cas avec 8 alternances de pile ou face, il va pondérer plus fortement cette information et reporter une probabilité inférieure aux 40% qu’un agent parfaitement bayésien considérerait comme probabilité a postériori.
Par conséquent, si je suis sujet à l’effet de main brulante, je reporte une probabilité supérieure à la probabilité a posteriori  (si celle si est inférieure à 50%) et au contraire, si je suis sujet à l’effet du caractère récent des informations, je reporte une probabilité inférieure. Ce n’est là qu’une partie du raisonnement théorique, qui en fait est plus complexe que cela dans l’article encore.

Quels sont les résultats ? En particulier, on observe en fait que contrairement à l’explication avancée par de Bondt et Thaler, les sujets sont beaucoup sujets à l’effet de main brûlante qu’à l’effet du caractère récent des observations, ce qui signifie qu’ils sont sujets au biais d’autocorrélation. Le graphique ci-dessous l’illustre de manière spectaculaire :


source : Offerman & Sonnemans, 2006

Sur ce graphique, R correspond à la probabilité (d’avoir une pièce faussée) reportée par les sujets compte tenu de B, la probabilité a posteriori d’avoir une pièce faussée en appliquant le thèorème de Bayes. Un agent parfaitement rationnel au sens de ce théorème reporterait bien évidemment R=B (la diagonale sur le graphique qui représente le benchmarck pour cette expérimentation). La courbe observée s’écarte significativement du benchmark et matérialise une probabilité reportée très supérieure à la probabilité a posteriori, ce qui va dans le sens de l’effet de « hot hand ». Dans leurs expériences, très peu de probabilités reportées sont conformes au théorème de Bayes.  Ils observent également, dans une seconde expérience, que cet effet de hot hand est moins fort quand les sujets ont déjà participé à la même expérience, c’est-à-dire que  la surréaction tend à être de moins en moins forte.
Cela suggère qu’un bon trader ne devrait pas être trop sensible au comportement passé du cours d’une action pour tenter de prévoir l’évolution future du cours, cette erreur étant beaucoup plus commune dans la réalité sans doute que celle qui consiste à ne considérer dans sa prévision que les événements récents.

En ce qui concerne la réaction de l’opinion face à la catastrophe nucléaire, aux issues toujours incertaines au moment où j’écris ce billet, pour le moment, il semble que l’on soit plus dans une surpondération d’un événement récent. Toutefois, quelque soit l’explication comportementale derrière cette réaction, les conséquences d’une telle surréaction publique qui conduirait à démanteler l’industrie de la production d’énergie par voie nucléaire serait de toute évidence extrêmement coûteuse d’un point de vue économique pour la société.