samedi 28 novembre 2009

Lettre à S.




"Ma chère S. G.,
J’ai bien reçu ta gentille demande « entretien épargne haute définition », et bien qu’ayant cru initialement que tu voulais me vendre un téléviseur, j’ai fini par comprendre qu’elle consistait  à essayer d’en savoir plus sur moi, le sous-titre étant « quel investisseur êtes-vous ? ». Je pouffe encore de ma méprise.
Je tiens à te dire que j’ai beaucoup apprécié ta demande. Cette prise de contact m’invite, avec un altruisme que l’on sent inspiré par les plus grandes soirées du téléthon, nonobstant Pierre Bergé, à remplir un questionnaire visant à mieux cerner ma personnalité profonde, question qui, je le sais, te passionnes. Non contente de me demander mon opinion, alors que tu pourrais n’en avoir rien à faire, tu m’invites alors à l’issue de mes réponses à prendre rendez-vous avec l’un des tes merveilleux représentants, qui s’empresseront alors de me conseiller sur l’utilisation idéale de cette épargne accumulée à la sueur de mon large front. Quelle générosité !
J’ai également bien noté que tu me proposais « un questionnaire basé sur de véritables techniques statistiques ». Quelle aventure excitante nous allons vivre ensemble !
Dans ce très joli questionnaire, tu t’intéresses en effet à mes états d’âme et, plus précisément, à mon goût pour le risque en me posant des questions d’une élégance stylistique digne des meilleures créations de Marc Levy, ce qui n’est pas peut dire. Par exemple, j’ai particulièrement aimé celle-ci, que je m’en vais faire encadrer et qui figurera en bonne place dans ma modeste habitation,  la parant à elle-seule d’un chef d’œuvre de la littérature contemporaine. Je ne peux m’empêcher de la citer :
 « Imaginez que l’ensemble de vos économies, soit 20000 euros, [Blood and guts,  je ne me savais pas aussi riche !] soit investi dans un placement sans risque qui vous permet d’obtenir avec certitude votre capital de départ et un intérêt minime … »
 – intérêt dont  soit dit en passant ma chère S. G.  (J’espère que tu me pardonneras cette familiarité que je me permets suite à une longue fréquentation en tant que client)  tu ne précises pas la valeur, même s’il est minime  -.
« …On vous propose de réallouer votre capital pour l’investir sur des supports qui ont :
Une chance sur deux (50%) de vous procurer un capital final double (40000€)
Et une chance sur deux de vous procurer un capital diminué de 33% (13333€)
»
Tu me demandes si j’accepte ce placement au cours de cette délicate question 1 afin que, au cas où j’opine du chef, tu puisses me poser une encore plus merveilleuse question dans laquelle tu me demandes en fait si j’irais jusqu’à accepter ce placement si mon capital diminuait en fait de 50% (il me resterait 10000 € avec 50% de chances).



Je suppose que derrière cette série de questions très intimes, tu cherches à en savoir plus sur ma personnalité, ce qui m’anime, ma conception de la vie  ou si j’aime les lave-vaisselle Whirlpool, mais surtout ce qu'est mon attitude vis-à-vis du risque, afin de savoir si tu pourrais envisager de conclure, comme dirait Michel Blanc, dans l'idée de me vendre des produits financiers tous plus intéressants les uns que les autres, qui assureraient ma félicité matérielle et qui me conduiraient résolument vers un avenir radieux dans lequel la Star Academy n’existe pas.

[Cette phrase un brin longuette m’a été suggérée par un certain Proust, Marcel, mais celui-ci a fui avant que je puisse lui faire cosigner le billet afin de reconnaître la paternité de cette prose]

Mon problème est celui-ci, chère S. Bien qu’étant un peu connaisseur soi-disant de ces questions de révélation des comportements dans le risque, il me semble que, même si je suis tellement averse au risque que je refuse de traverser la rue de peur de me prendre un pot de fleur sur la tête, ou encore de sortir de peur que  le ciel me tombe sur la tête, je dois toujours accepter le placement risqué que tu me proposes.


Je trouve par conséquent que la question que tu me poses, à moins que je n’ai pas saisi quelque chose, m’amènes toujours à dire « oui » à ton placement qui est quand même un brin risqué… Après des années d’amitié et de confiance mutuelle, je trouve dès lors cela un brin mesquin de ta part. Mais sans doute n’ai-je pas saisi quelque chose, mon intellect n’étant même pas digne du centième du moindre de tes conseillers.
En effet, si tu supposes que ma fonction d’utilité à la Von Neumann-Morgenstern (pour ceux qui ne savent pas, il ne s’agit pas du méchant dans « Piège de cristal » mais d’un couple hasardeux formé par un mathématicien et un économiste dans les années 40) est d’une forme assez générale comme :



Dans ces conditions, je ne comprends pas très bien. En effet, si j’abhorre toute forme de prise de risque, c’est-à-dire que la valeur de mon coefficient relatif d’aversion au risque r est assez importante (par exemple égale à 1.5), je préfère le placement le plus risqué que tu me proposes (voir question 2a, 20000€ certains vs un placement avec 50% de chances d’obtenir 40000€ ou 50% de chances d’obtenir 10000€). En effet, l’utilité de 20000 euros certains est inférieure à l’espérance d’utilité du placement  que tu me proposes.

[lecteur, en guise de passe-temps du week end, tu pourras t'amuser à faire ce petit calcul en lieu et place des complétement dépassés mots-fléchés et autres Sudoku qui ne sont même pas de chez nous d'abord... ]

En conséquence, il me semble que la manière dont tu exposes tes généreuses propositions m’incite plus que fortement à choisir le placement le plus risqué, car même en supposant que je sois le genre d’individu à avoir peur de mon ombre, je serai tenté par ta merveilleuse perspective.
Du reste, même si je reprends une fonction d’utilité moins habituelle, telle que Saha (1993) l’a proposée (répondant au doux nom de fonction « power-expo ») , définie par  :




... Je ne comprends toujours pas. En effet, en supposant alpha égal à 0.08 et r égal aussi à 0.8, ce qui est la marque d’une aversion au risque assez importante (voir le graphique ci-dessous que j’ai dessiné avec la TI-30 que tu m’as offert généreusement sur la base des points fidélité accumulés au cours de nos longues années d'une relation quasi-nirvanesque) l’utilité des 20000 euros certains reste inférieure à l’espérance d’utilité du placement évoqué.




En effet, l'espérance d'utilité du placement proposé s'écrit :



alors que l'utilité de mon épargne est :



Donc ton placement est meilleur que mon épargne sûre... Ou, à tout le moins, je suis indifférent entre les deux, de sorte que, en guise d'amusement du samedi soir, je m'amuserai à jeter une pièce d'un euro pour savoir ce que je peux faire de ces 20000 euros dont, d'après toi, je disposes...
De là à y voir une preuve de ton caractère si délicatement taquin, il y a un pas que je ne me permettrai pas de faire.

Je suis sûr que tu prendras le temps d’expliquer, chère S. , à l’ignare inculte que je suis, le fond de ta pensée, qui, j’en suis sûr éclairera beaucoup ma lanterne et me fera dormir du sommeil du juste qui sait qu’il se couche moins bête qu’il ne s’est éveillé.
Du fond du cœur, merci
Affectueusement, ton dévoué
L."

samedi 21 novembre 2009

Thierry Henri est-il un "joueur" rationnel ?

Le journal du net E24 m'a posé cette question et le résultat est . Je n'avais pas pensé à parler de cette actualité en ces termes, mais il faut dire que mon intérêt pour le footbal est digne de l'intérêt que Pierre Desproges avait pour l'oeuvre de Philippe Sollers...

dimanche 15 novembre 2009

Bienvenue à Expeconomics, le nouveau blog de Laurent Denant-Boèmont

Cher lecteur,
Content que tu m'aies retrouvé sur ce nouveau blog. Le nom a légèrement changé, expeconomics étant la contraction de deux thèmes qui me sont chers, à savoir experiments et economics, puisqu'il est souvent question dans mon blog d'économie expérimentale. Toutefois, si j'en parle souvent, je ne parle pas que de cela et je ne m'interdis rien dès lors qu'il s'agit de parler d'actualité économique ou d'analyse économique.
J'espère que tu trouveras l'interface de ce site à ton goût, n'hésites pas à me faire part de tes réactions, mais de toute façon, je n'avais guère le choix, la plateforme proposée par Rennes 1 semble totalement dans les choux !!
J'ai rapatrié tous les billets plus anciens que tu as pu lire et je l'espère, appréciés. Tu pourras les retrouver dans les archives de ce blog aux dates auxquelles ils ont été initialement publiés (par contre, désolé, mais il est m'est très difficile de rapatrier les anciens commentaires).
Pour les nouveaux lecteurs qui découvrent ce blog, ils ont la chance d'avoir un peu plus d'une quarantaine de billets à lire depuis que mon blog existe c'est-à-dire bientôt une année !

Le blog de Rennes 1 reste ouvert, au moins provisoirement, de sorte que tu peux continuer à aller à l'adresse suivante :
http://blogperso.univ-rennes1.fr/laurent.denant-boemont/
Mais il n'y reste plus grand chose et, surtout, il n'est plus actif!

vendredi 13 novembre 2009

Pandémie de grippe A, vaccination et cascades informationnelles



L’autre jour, occupé à batailler avec ma pelouse avec toutes les difficultés dont j’ai déjà parlé  ici, j’ai observé que, au fur et à mesure du temps, mes voisins, qui ont des superficies comparables à la mienne, s’équipent de petits tracteurs censés représenter le nec plus ultra de l’art tondinologique…
Je me suis alors dit que, puisque mes voisins font cela, c’est qu’ils ont une bonne raison, et que je ferai peut être bien d’y réfléchir moi-même. Au-delà de leur côté ludique et sans effort, peut être que ces petites machines sont une solution adaptée à mon problème d’élimination récurrente de mon surplus pelousier.
Puis, la volonté de prendre du recul par rapport au problème décisionnel n’étant jamais très loin pour ce qui me concerne, je me suis demandé ce qui pouvait m’amener à penser cela. Après tout, peut être que tous mes voisins ont commis une erreur en achetant cet équipement la plupart du temps surdimensionné et surtout beaucoup plus enquiquinant à entretenir et réparer sans doute qu’une simple tondeuse thermique….
En clair, il y a une chance non négligeable que l’adoption de ces mini-tracteurs dans la campagne environnante de la part de ces rurbains que nous sommes tous soit la matérialisation de ce que l’on appelle une mauvaise cascade informationnelle.
L’actualité m’a alors rappelé que nous sommes souvent en présence de problèmes de cascades informationnelles.
En effet, depuis quelques jours, la Ministre de la Santé essaye apparemment vainement de convaincre la population qu’il est urgent et impératif qu’une grande partie d’entre nous se fasse vacciner contre le virus de la grippe A. Nombreux parmi  nous tergiversent encore… Que faire ?
Il est possible de considérer que la valse hésitation des français sur le fait de se vacciner contre la grippe H1N1 puisse déboucher potentiellement sur deux cascades informationnelles, l’une dans laquelle tout le monde ou presque se vaccine, l’autre dans laquelle personne ne le fait…
Qu’est-ce qu’une cascade informationnelle ? Basiquement, c’est une situation dans laquelle les individus ont à prendre une décision et avant de la prendre, observent la décision qui a été prise par leurs «  voisins ». Ils peuvent disposer par ailleurs d’une information privée qui leur donne une indication sur la nature de la bonne décision. Toutefois, le fait d’observer que mes voisins décident A alors que je reçois un signal privé qui m’indique que B est la bonne décision, va m’amener à choisir la décision A. En clair, il s’agit de comportements grégaires dans lesquels les individus négligent leur information privée pour se conformer à la majorité des décisions. Bien évidemment, ce comportement grégaire peut se répéter pour une suite importante d’individus, jusqu’à ce que, peut être, l’ensemble des individus réalise avoir commis une énorme bêtise…
Il ne faut pas négliger la possibilité d’expliquer les comportements apparemment les plus sophistiqués par l’hypothèse grégaire, et, en matière de pandémie, un tel facteur n’est sans doute pas à négliger. Par exemple, l’existence de cascades informationnelles peut être un élément expliquant les krachs boursiers : si un trader se demande s’il doit ou non acheter le titre Z, sachant qu’une de ses relations de confiance lui a affirmé que l’entreprise Z était absolument saine, et qu’il observe qu’une quantité importante d’ordres de vente sur Z sont passés, il peut décider de suivre ce comportement. Comme le disait Keynes, “Worldly wisdom teaches that it is better for reputation to fail conventionally than to succeed unconventionally”.
Le comportement grégaire peut s’observer sur les marchés financiers comme dans nos décisions les plus quotidiennes : combien d’entre nous ont offert à Noël des cadeaux sous prétexte que, au moment des achats, nous avions observé que ces cadeaux s’envolaient comme des petits pains ? Et nous voilà arrivés à offrir une console wii-fit à notre grand-mère de 85 ans qui a toujours son téléphone en bakelite noir… Résultat : la console dort du sommeil de l’injuste au fond d’une armoire morvandelle.
Bon, mais tant que l’on n’a pas observé de près ces cascades, on est toujours près à rationaliser ex post nos décisions, trop intelligents que nous sommes pour tomber dans le piège des cascades informationnelles et du conformisme.
Il se trouve que récemment, j’ai eu la chance d’observer des phénomènes de cascade informationnelle lors de la réalisation d’un jeu en classe. Le protocole du jeu est très simple. Deux urnes « virtuelles », l’une dite « rouge », l’autre dite « bleue » peuvent être utilisées pour tirer au sort des boules. L’urne bleue contient deux boules bleues et une boule rouge, tandis que l’urne rouge contient deux boules rouges et une boule bleue. Au début de chaque période de jeu, une des urnes est tirée au sort sans que le résultat du tirage au sort soit indiqué aux participants et servira pour l’ensemble de la période. Ensuite, chaque participant doit, l’un après l’autre, former une prévision sur l’urne qui a été tirée au sort. Pour établir cette prédiction, il dispose de deux informations : d’une part, le résultat du tirage au sort d’une boule dans l’urne dont il ne connait pas la nature (on lui dit simplement que la boule est bleue ou rouge, et cette information est privée) et d’autre part on lui donne les prédictions qui ont été établies par les participants qui le précèdent. Par exemple, s’il est en troisième position, il peut observer les prédictions faites par les deux premiers joueurs (le premier a par exemple dit « urne rouge », le second « urne bleue ») et observe par exemple que la boule tirée dans l’urne inconnue est « bleue ». Si la prévision s’avère correcte, il gagne 2€, et en cas de prévision incorrecte 0.5€. Bien évidemment, les boules tirées au sort sont remises dans l’urne et les tirages sont donc complètement indépendants. A chaque période, du reste, on tire une nouvelle urne au sort, sachant que chaque urne a la même probabilité de sortir (50%).
C’est le genre de jeu dont les résultats sont, contrairement à beaucoup d’autres jeux expérimentaux, assez aléatoires, le phénomène de cascade informationnelle étant assez fragile. En ce sens, il est assez comparable, et pour cause, au jeu de bulle financière dont j’ai parlé ici. Il est alors toujours surprenant et excitant pour un enseignant de les observer in situ ou plutôt in labo
Prenons un exemple concret : lors d’une période de ce jeu (la cinquième), dans un groupe de 4 participants, voilà ce qui s’est passé :



Le premier joueur a observé une boule bleue, et, contre toute logique (il n’applique pas la révision bayesienne des probabilités qui lui indique qu’il y a maintenant deux chances sur trois que l’urne inconnue soit l’urne bleue et devrait donc prévoir que l’urne est bleue), il prévoit que l’urne rouge est utilisée au cours de cette période. Pour le second joueur, le dilemme est réel : il observe une boule bleue mais voit également que le joueur qui le précède a choisi de dire « rouge ». Dès lors, comme il n’y a aucune raison que les joueurs mentent (il n’y a pas de réelle interaction stratégique dans ce jeu), les signaux qu'il a reçu vont en sens opposé. Par conséquent, la probabilité, compte tenu des informations dont il dispose, est donc de 50%. En effet, initialement, la probabilité d’avoir l’urne bleue est de 50%, mais le fait d’observer qu’une boule bleue a été tirée au sort la fait passer à 0.67. Toutefois, la décision de mon voisin précédent la fait à nouveau revenir à 50% (il a prévu « rouge »), ce qui fait que, en tant que joueur en seconde position, je n’ai pas d’élément probant m’indiquant clairement quelle urne est utilisée. Note, lecteur…
[J’adore cette expression, comme si tu allais prendre ton bloc, une tablette de cire ou un ordinateur, tout dépend de ta technologie, et noter vraiment ce que je suis en train de raconter]

…Donc, note, lecteur, comme je le disais avant d’être très incorrectement interrompu par moi-même, que si le premier joueur avait donné une prévision conforme à son signal, il y avait de grandes chances que le second joueur dise « bleu » et il aurait à la fin gagné 2 euros, puisque c’est bien l’urne bleue qui a été utilisée pour cette période.
Ici, une cascade incorrecte s’est mise en œuvre, l’ensemble du groupe ayant été amenée à prévoir que l’urne rouge était utilisée alors qu’en fait c’était bien l’urne bleue. Le gain du groupe est en conséquence quatre fois plus faible que si une « bonne » cascade s’était réalisée (une situation dans laquelle tout le monde aurait prévu « bleue »).
Comme l’ont montré Anderson et Holt (1997) dans un article publié dans l'American Economic Review, ces cascades viennent en grande partie d’un biais de comportement qui consiste à ne pas appliquer correctement la règle de révision bayesienne des probabilités. Par ailleurs, les résultats expérimentaux qu’ils obtiennent sont assez impressionnants : sur les 122 périodes qu’ils ont fait jouer à différents groupes de joueurs, 87 ont été des cascades, qu’elles soient « bonnes » ou « mauvaises ». Les comportements grégaires sont donc loin d’être exceptionnels…
Le conformisme est par exemple le thème central de "l'invasion des profanateurs de sépulture", film réalisé dans les années 50 par Don Siegel et qui a fait l'objet d'un remake par Abel Ferrara il y a quelques années (la photo ci-dessus).
Il y a fort à parier que la position d’expectative dans laquelle nous nous trouvons tous face à cette décision de vaccination favorise l’apparition d’une cascade informationnelle, qu’elle soit négative ou positive. Espérons que le choix collectif qui en découlerait corresponde ex post à une cascade « correcte », qui maximisera le bien être social. Mais rien n’est moins sûr…

dimanche 1 novembre 2009

Les frères Farrely, l'information cachée et le biais d'optimisme



En dépit de la clémence météorologique, la déprime hivernale s'approchant à grands pas, j'ai décidé, pour me remonter préventivement le moral, de visionner une comédie des frères Farrelly dont je suis un brin fanatique. La plupart de leurs films récents semblent ressortir du genre comédie romantique anglo-hollywoodienne, genre « coup de foudre à l'enterrement » - film de circonstance en ce 1er novembre de Toussaint - ou « quatre mariages à Notting Hill », à moins que je me sois emmêlé les pinceaux dans les titres.
[ De toute façon tous ces films ont le même scénario et sont a peu près interchangeables donc, lecteur, tu peux n'en voir qu'un ].
Toutefois, la différence de leurs films (les plus connus « Mary à tout prix » et « fous d'Irène ») avec le standard de ce genre est précisément le mélange d'un mauvais goût absolu pour des gags que je ne peux même pas décemment raconter ici, d'un refus absolument réjouissant du politiquement correct et de ces canons de la comédie romantique susnommée... Bon, bref, j'empoigne l'un de leurs derniers opus avec Ben Stiller dans le rôle titre « Heartbreak kid » en VO, « la femme de mes rêves » en VF - cherchez l'erreur pour la traduction - et le découvre avec une certaine délectation.
Le début de l'histoire : Eddie, un quarantenaire célibataire se fait régulièrement casser les pieds par son entourage qui lui assène son anormalité de ne pas être « casé » à son âge avancé. A l'issue d'un mariage où, invité, il a eu le plaisir de subir les sarcasmes de plus d'une centaine d'invités, il tombe par le plus grand des hasards sur une superbe créature blonde qui a le visage de la perfection et qui semble ne pas être indifférente à son charme.
 A ce stade du film, trois options sont possibles :
 1) Il se dit « C'est une occasion en or, fonces, il faut l'épouser ! »
 2) Son instinct de grand fauve de la toundra lui suggère de se méfier d'une telle perfection qui sent le piège, et il fuit la belle (mais il n'y a plus de film alors que seules 10 minutes viennent de se passer)
 3) Il est enlevé par des extraterrestres (non, c'est un autre film celui-là).

C'est bien sûr la première option qui est gaillardement choisie par Eddie, qui épouse la créature de rêve deux mois plus tard. Bien sûr, la ficelle scénaristique est évidente : Eddie va découvrir durant leur voyage de noces au Mexique que la belle est en réalité un véritable cauchemar. Endettée jusqu'au cou, elle a sniffé de la coke toute sa jeunesse ce qui occasionne pas mal de petits problèmes physiologiques, travaille bénévolement pour le WWF, et de manière globale est complètement à côté de ses pompes. Le pauvre Eddie va donc vivre une expérience humainement éprouvante et hilarante pour nous spectateurs.
 D'un point de vue économique, il y des dizaines de façons d'évoquer ce problème. La plus simple consiste à comparer la belle à une loterie avec deux issues possibles, l'une catastrophique (la belle Lila est folle à lier et ruine Eddie) et l'autre géniale (la Belle est la femme parfaite et Eddie accède à la félicité). Deux décisions sont possibles, l'épouser tout de suite et découvrir l'issue une fois marié, ou vivre avec elle quelque temps pour acquérir de l'information. Si on regarde cela avec la lorgnette de la théorie de la décision, si on suppose qu'aucun gain additionnel n'est à attendre du mariage en comparaison du concubinage, la seule décision rationnelle est de vivre quelque temps avec elle pour découvrir l'état de la Nature. Donc Jeff n'est pas un homo oeconomicus rationnel, ce quelle que soit son attitude vis-à-vis du risque.

Une autre manière de voir les choses que je vais développer un peu plus est celle de l'asymétrie informationnelle. La belle s'assimile à un « bien » de qualité incertaine (désolé, je sais bien que cette phrase va me valoir des réactions de mes lectrices féminines mais, bon, je ne voyais pas d'autre manière de le dire, et puis, j'aime bien un peu de provocation) et nous nous trouvons dans le classique problème de Lemons à la Akerlof. Mais précisément, si nous étions dans un problème à la Akerlof, la rationalité économique devrait pousser mon bon Eddie à fuir de toutes ses jambes. Si Lila possède une information sur sa propre qualité que je n'ai pas – je connais uniquement la distribution des « qualités » dans la gent féminine – alors je devrais éviter de l'épouser.
Le comportement d'Eddie, justifié par le ressort comique du film, a t-il toutefois un fondement comportemental empiriquement observé, et qui contredirait un modèle théorique de décision suffisamment simple ?
En fait, dans les situations où il s'agit d'évaluer des perspectives, il est connu que les individus souffrent d'un biais d'optimisme. Ce biais les pousse à surestimer la probabilité de gains et à sous-estimer la probabilité de pertes. Ce biais comportemental n'est pas forcément bon pour les individus puisqu'il les pousse à estimer de manière irréaliste les issues futures liées à leurs décisions courantes. Il peut les amener par exemple à épargner de manière insuffisante notamment.
John Hey, un expérimentaliste bien connu, a défini un optimiste comme quelqu'un qui  préfère une perspective  de gagner 100€ si E se réalise et 0€ sinon à une perspective de gagner 0€ si E se réalise et 100€ sinon. Bref, c'est quelqu'un qui, en l'absence d'information additionnelle, applique une probabilité subjective pour E plus grande que 50%. L'exemple classique de biais optimiste est celui de la majorité des conducteurs qui se déclarent spontanément comme des conducteurs plus prudents que la moyenne (Svenson, 1980). Ce biais est extrêmement fréquent. En particulier dans les problèmes d'information cachée.
Par exemple, dans un jeu en classe que j'ai reproduit à de nombreuses reprises (encore basé sur l'excellente application Veconlab de Charles A. Holt, dont j'ai souvent parlé), des étudiants sont groupés par paire, l'un jouant le rôle d'un vendeur, l'autre d’acheteur. Le vendeur est mis en possession d'un bien dont la valeur lui est communiquée de manière privative. L'acheteur connait la distribution possible des valeurs et doit alors faire une proposition d'achat au vendeur. On suppose que le vendeur est capable de faire fructifier le bien de 50% s'il réussit à l'acheter. Par exemple, s'il achète un bien (une entreprise) qui vaut 30, alors il gagnera l'équivalent de 45 (1.5*30). Il faudra alors déduire de ce gain la valeur du prix acquitté auprès du vendeur. Si le prix accepté est de 35€, alors il restera 45-35=10€ à l'acheteur. Une fois la proposition faite au vendeur, celui-ci peut accepter la proposition, et gagner 35€ ou refuser et garder son affaire (il gagne alors les 30 €). Supposons que la valeur des affaires soit échelonnée entre 0€ et 100€ de manière totalement uniforme : chaque valeur entière a la même probabilité de sortir et par conséquent la valeur espérée des affaires est de 50€. En tant qu'acheteur potentiel, que nous suggère la théorie économique dans une telle situation?
La réponse est imparable : proposer un prix égal à 0€.
Pourquoi cela ? Si les valeurs possibles sont échelonnées entre 0€ et 100€, alors proposer un prix égal à 100€ me donne une probabilité de 100% que le vendeur accepte. Si je propose un prix égal à 0€, alors je n'ai aucune chance que l'acheteur accepte. En clair, ma proposition de prix détermine la probabilité que je réussisse à acheter l'affaire. Si je propose 50€, la moitié des affaires ont potentiellement une valeur supérieure et aucun acheteur dans cet intervalle n'acceptera mon offre, alors que, l'autre moitié des affaires ayant une valeur potentielle inférieure ou égale à 50, tous les acheteurs dans cet intervalle accepteront mon offre. Donc quand je propose 50€, la probabilité que je l'emporte est de 50%, quand je propose 70€ 70% etc. Une chose est de maximiser ses chances de l'emporter, une autre est de savoir ce que je vais gagner. Supposons par exemple que je propose 70€ en tant qu'acheteur. Ma probabilité de réussite est donc de 70%. Mais en proposant 70€, j'exclue d'emblée toutes les affaires ayant une valeur supérieure à 70€, les vendeurs préférant les conserver plutôt que d'accepter mon offre. Par conséquent, en proposant 70€, je ne peux obtenir que les affaires dont la valeur est inférieure ou égale à 70€. Un vendeur dont l'affaire à une valeur nulle va accepter, tout comme potentiellement le vendeur qui a une affaire qui vaut 70€. La valeur espérée de ces affaires que je peux espérer obtenir en tant qu'acheteur est donc de (0€ + 70€)/2 soit 35€.
C'est là où le bât blesse : si la valeur espérée des affaires que je peux emporter est de 35€, alors je vais en retirer 1.5*35€=52,5€. Mais je dois retirer de cela ma proposition, soit 70€. Par conséquent la valeur espérée nette que je peux retirer d'une telle proposition est 52,5 – 70 = - 17,5 euros. Je perds donc de l'argent. Peu importe la probabilité que j'ai de l'emporter (dans l'exemple 70%), la valeur espérée nette est toujours négative dans un tel jeu pour les paramètres que j'ai indiqués (70%*-17.5= - 12,25 €). Par conséquent, la seule décision rationnelle est de proposer 0€, toute proposition de prix positive étant assortie d'une perte espérée.

Pourtant, quand on fait jouer ce jeu, on constate avec un brin de surprise que la plupart des prix proposés sont entre 45€ et 75€. Et les pertes des acheteurs sont donc très fréquentes, en moyenne autour de 25 euros, les gains très rares. Quand on demande aux participants pourquoi ils ont agi comme cela, ils répondent qu'ils ont pensé qu'en moyenne les affaires valaient 50€, et que, pouvant les faire fructifier à hauteur de 75€ en valeur, leur disposition à payer s'étalait logiquement entre la valeur minimale de 50 et le valeur maximale de 75. En définitive, les participants font preuve d'une rationalité « limitée » et ne voient pas que la proposition d'achat qu'ils font disqualifie les affaires dont la valeur est supérieure. Par conséquent, la valeur espérée ne peut être de 50 quand on fait une proposition de 50€ : elle n'est en réalité que de 25€ ((0+50)/2). On peut interpréter les résultats de multiple manière mais il semble clair que le biais d'optimisme joue un rôle : les acheteurs surestiment les gains et sous-estiment les pertes potentielles.

Le biais d'optimisme n'est pas un mince problème. La plupart des évaluations socioéconomiques de grands projets publics sont entachés de ce biais d'optimisme : les coûts sont en général sous-estimés, le niveau de la demande future surestimé et les avantages également. L'écart entre les prévisions ex ante et les réalisations ex post est parfois incroyable, mais est surtout quasi-systématique (celui qui a le plus travaillé sur ce problème est Bernt Flyvberg). Pour reprendre un exemple paroxystique, le coût de construction du tunnel sous la Manche a été sous-estimé de 80%, et le trafic réalisé la première année n’a représenté que 18 % du trafic prévu ex ante (voir l’ouvrage de Flyvberg et al, 2004)).

Ce n'est pas une blague du tout, c'est un des faits stylisés les mieux établis en matière d'investissements publics et d'évaluation de leur rentabilité. A tel point que le très sérieux HM Treasury (l'équivalent britannique du Ministère du Budget) a mis au point une procédure visant à intégrer dans l'évaluation des projets le biais d'optimisme de manière à en réduire les effets potentiellement désastreux (lecteur, si tu ne me crois pas, va voir ici ....
Peut être qu'en fait, les administrateurs du Her Majesty Treasury sont, comme moi, fan des films des frères Farrelly, et après avoir vu Heartbreak Kid, ont pondu cette procédure...