samedi 24 octobre 2009

Marie-Hélène, le bandit manchot et le jeu du dictateur




C'est une histoire un peu triste, un brin pathétique d'un côté, mais aussi diablement intéressante du point de vue de l'analyse du comportement humain.
Depuis des mois, Marie-Hélène, joueuse invétérée de bandit manchot, fréquentait les casinos et misait régulèrement de petites sommes en compagnie de Francis. Elle, plus fortunée manifestement, misait et lui appuyait sur le bouton. Le contrat tacite entre eux : un partage équitable des gains. Grosso modo, tout se passait bien, elle récupérait approximativement sa mise en gagnant de petites sommes et, surtout, elle s'adonnait au plaisir du jeu en toute complicité avec le brave Francis (cette affaire est expliquée ici ou ).
Jusqu'à un soir de mars dernier, au casino Partouche de Palavas-les-flots, le bandit manchot affiche un gain défiant l'entendement de ces petites gens, plus de deux millions d'euros affichés au compteur de la machine infernale. Comme d'habitude, Marie-Hélène a misé cinquante euros et Francis, le doigt de Dieu, a appuyé sur le bouton et des étincelles lui ont jailli des doigts.
Cela aurait pu être une histoire d'amitié qui finit bien, c'est une histoire d'a... qui, comme dans la chanson des Rita Mitsouko, finit mal. En effet, Marie-Hélène refuse alors de partager le gain comme à l'habitude et pose devant la direction du Casino en tant que seule et unique gagnante. Francis, manifestement un peu sonné par des événements qui le dépassent un peu, mets quelque temps avant de réaliser qu'il est passé à côté d'un pactole qu'il a peu de chances de retrouver un jour, et porte plainte contre Marie-Hélène. En effet, si Marie-Hélène a misé, c'est bien lui qui a déclenché le bandit manchot et, par conséquent, sans sa chance personnelle, le gain astronomique n'aurait certainement jamais existé.
Les ex-amis se déchirent depuis à coups de médias interposés et de machine judiciaire enclenchée, l'affaire étant actuellement en cours de jugement.
L'aspect purement juridique m'échappe un peu, mais je parie que le pauvre Francis n'aura pas gain de cause, sauf si lui est possible de prouver que le partenariat avec Marie-Hélène était un fait avéré et public, et que des témoins peuvent prouver cela. Ce n'est toutefois pas le propos de ce billet, qui s'intéresse à la dimension comportementale de l'interaction entre Marie Hélène et Francis.
Marie-Hélène argue du fait qu'en réalité, son association était en quelque sorte charitable, c'est bien elle qui misait et elle permettait au pauvre Francis d'accéder au gain potentiel en le faisant participer symboliquement à la décision. Quant à Francis, il n'en démords pas, c'est grâce à sa veine de pendu que le gain est là, et surtout, c'est de sa main qu'il a touché le mât de cocagne.
Bien évidemment, il y a beaucoup de dimensions intéressantes si on considère le problème de décision individuelle de Marie-Hélène qui, peut être, a misé en étant persuadé que la probabilité que Francis gagne était supérieure à la sienne propre, d'où le partenariat. Mais ce n'est pas sous cet angle de théorie de la décision, néammoins fondamental, que je vais l'aborder, car, encore une fois, c'est l'interaction stratégique entre ces amants terribles qui m'interpelle.
En fait, du point de vue du jeu, chaque protagoniste a sa propre vision des choses, et c'est cette vision qui détermine manifestement la ligne de défense du point de vue judiciaire. Marie-Hélène était partenaire avec Francis pour des raisons charitables, et le partage de gain était le fait de son bon vouloir. Pour Francis, le partenariat avec Marie-Hélène allait bien au-delà : c'est grâce à lui qu'elle pouvait gagner de manière récurrente, et c'est encore grâce à lui qu'elle devient millionnaire. Sans lui, point de salut, et sans son action pas de gain.

Aussi une vision de cette histoire est que Marie-Hélène voit leur partenariat comme un jeu du dictateur (ou en tout cas défend cette vision des choses d'un point de vue public), alors que Francis voit le partenariat comme un jeu de l'ultimatum.
J'ai déjà évoqué le jeu de l'ultimatum ici mais je peux en rappeler le principe en deux mots : un joueur A propose le partage d'un gateau qui lui est attribué à un joueur B. Ce joueur B, informé de la proposition, accepte ou décline le partage. Dans le cas d'un refus de sa part, chaque joueur repart les mains vides.
Le jeu du dictateur est encore plus simple : le joueur A fait une proposition de partage au joueur B qui n'a pas les moyens de l'accepter ou de la refuser (il n'a aucun droit de veto). Le jeu du dictateur a été inventé pour isoler la dimension altruiste des comportements car le jeu de l'ultimatum ne permets pas de le faire. En effet, l'équilibre du jeu de l'ultimatum consiste pour le joueur B a accepter n'importe quelle proposition de partage dès lors qu'il obtient une somme positive. Sachant cela, le joueur A, s'il est rationnel doit proposer un partage très inégalitaire du gâteau que B acceptera toujours.
Les analyses expérimentales de ce jeu de l'ultimatum ont donné lieu à une des controverses les plus vives parmi les expérimentalistes, notamment entre des économistes tel que Al Roth d'un côté et de l'autre Werner Güth, l'inventeur de ce jeu avec Reinhard Selten, tout le problème étant d'interpréter correctement ces résultats. La plupart des études montrent en effet que l'équilibre théorique du jeu n'est que rarement observé dans le laboratoire : les refus de partages inéquitables sont nombreux et le partage modal s'établit en général autour de 60% pour le joueur A et de 40% pour le joueur B, loin du partage prévu par l'équilibre de Nash (99.99% vs 0.00.%).
Une des explications invoquées était celle de l'altruisme, quelle que soit sa forme, le joueur A se refusant pour des raisons morales à proposer un partage inéquitable. Le problème de cette explication est qu'elle est insuffisante à de nombreux titres. On peut par exemple penser que le joueur A est généreux simplement parce qu'il sait que le joueur B peut le punir d'être aussi injuste en refusant tout partage trop inéquitable. Les partages résultent donc en fait autant de motivations d'altruisme que de sentiments de réciprocité.
Le jeu du dictateur a été en partie mobilisé pour cette raison : si dans le jeu de l'ultimatum, c'est l'altruisme qui explique des partages relativement équitables, alors de tels résultats devraient être observés également dans le jeu du dictateur. Ce jeu est donc souvent utilisé pour étudier les dimensions du comportement social qui ne peuvent relever de l'égoïsme individuel. Dans les faits, il est troublant de constater que, même dans la situation du dictateur, plus de la moitié des participants choisissent de donner des fractions non négligeables de leur gain.
Revenons à Marie-Hélène et Francis. Francis pense qu'il est dans un jeu de l'ultimatum, quand à Marie Hélène elle pense qu'elle est dans un jeu du dictateur (ou peut être fait elle semblant de penser que).
Le fait est que le partenariat entre les deux a volé en éclats quand les gains ont pris une dimension très importante. Toute la question est donc de savoir si le partage, qu'il soit issu d'un jeu du dictateur ou d'un jeu de l'ultimatum, est sensible à la magnitude des gains.
En fait, du point de vue de la littérature empirique, tout dépend du jeu dont on parle. Une revue extensive concernant le lien entre incitations, niveau d'effort et niveau de coopération a été réalisée en 1999 par Camerer & Hogarth et à ma connaissance, aucune actualisation n'a été proposée depuis. Les résultats sont assez édifiants. Dans le cas du jeu de l'ultimatum, le fait d'avoir une magnitude des gains différente d'une expérience à l'autre (on multiplie les gains par 10 voire par 100) n'a pas de conséquence sur le partage moyen (Cf Camerer, 1999 ; Forsythe et al., 1994 ; Toth et al., 1991 et Guth & Schmittberger, 1982, le partage reste autour de 60% pour A et de 40% pour B).
Dans le cas du jeu du dictateur, l'évidence empirique est plus ambigüe, mais là encore il semble que la générosité du dictateur ne soit que faiblement affectée par l'amplitude du gain : il ne s'avère pas moins généreux si la taille du gâteau est vraiment énorme que dans la situation où le gâteau est tout petit.
Bref, cela ne nous explique donc pas le revirement subit de Marie-Hélène qui refuse de donner 50% de son énorme gain alors qu'elle acceptait de partager sans problème de tout petits gains.
Une étude récente publiée par Robert Oxoby et John Spraggon en 2008 ici est particulièrement éclairante : ils comparent un traitement dans lequel des sujets A jouant avec des sujets B font un jeu unique du dictateur, la taille du gâteau donnée au dictateur étant aléatoire, mais pouvant varier de 10$ canadiens à 40$. Dans un autre traitement ("gain personnel du dictateur"), les dictateurs (les A) arrivent un peu avant et doivent réaliser un certain nombre de tâches d'effort individuelles qui déterminent le gain qu'il pourront ensuite partager avec les B. Dans un dernier traitement (que j'appelle "gain personnel du receveur"), ce sont les B qui arrivent un peu avant les A (les dictateurs) et qui doivent réaliser des tâches qui déterminent le gâteau qui pourra ensuite être partagé par les A.
Dans les trois traitements, d'un point de vue théorique, en l'absence de préférences sociales, le dictateur devrait ne rien partager. Toutefois, dans le traitement dans lequel le dictateur fait au préalable un effort (gain personnel du dictateur), celui-ci devrait maximiser son effort pour avoir le plus gros gâteau possible (qu'il conserverait pour lui). D, alors que, dans le traitement où ce sont les B qui font l'effort, ceux-ci ne devraient faire aucun effort, anticipant que le dictateur leur prendra la totalité du gâteau.
Les résultats sont assez spectaculaires : dans le traitement de base, les auteurs retrouvent les résultats habituels. En moyenne, le dictateur donne 20% du gâteau quelle que soit sa taille. Dans le traitement gains personnels du receveur, plus le gain de B a été important (plus il a fait d'effort), plus le partage est équitable. Si par exemple B a réussi à accumuler 40$ lors de la première phase car il a fait beaucoup d'efforts, alors le dictateur lui accorde les 2/3 du gâteau. A contrario, dans le traitement "gain personnel du dictateur", le dictateur ne partage rien, et respecte ainsi totalement la prédiction théorique du jeu. Aussi, si le dictateur estime avoir toute légitimité sur le partage du gâteau, sa générosité disparaît. Cette expérience montre l'importance de la légitimité procurée par les droits de propriété sur les préférences sociales.
Quid de Marie-Hélène ? Ben, somme toute, Marie-Hélène a estimé que, la mise de départ de 50 euros étant le produit de son effort personnel, il n'était pas normal en tant que dictateur qu'elle partage avec Francis, alors qui si Francis avait fait un effort supplémentaire, au-delà du simple fait d'actionner personnellement le bandit manchot, elle aurait peut être été beaucoup plus généreuse, même en étant en position de force.
Moralité de cette histoire ? "Si les grands bonheurs viennent du ciel, les petits bonheurs viennent de l'effort" (proverbe chinois), on peut aussitôt lui juxtaposer le plus classique "aides-toi et le ciel t'aidera!"

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