samedi 3 octobre 2009

Juliet, Sawyer et l'aversion aux pertes dans Lost



Le dernier épisode de la saison 5 de Lost, les disparus, vient juste d’être diffusé sur une grande chaîne et je ne peux pas m’empêcher de réagir à un des développements de l’histoire, qui n’a rien à voir avec l’économie mais en fait pas mal avec la psychologie ou si on veut avec l'économie comportementale…
Lors de cette saison, une partie des protagonistes est revenue trente ans en arrière sur l’ile (je passe sur les rebondissements qui ont conduit à cela et qui me feraient rédiger un billet de quelques centaines de pages). En particulier, Sawyer (le bad boy de service) et Juliet (un ex des autres) filent le parfait amour depuis trois ans quand, débarquant du futur, leurs compagnons de trente ans en avant débarquent sur l’ile et leur proposent de modifier le futur en faisant exploser une bombe atomique à un moment crucial.
[Lecteur, j’ai bien conscience que si tu n’es pas fan de lost tu vas vite décrocher, mais sois patient, je touche au but]
Dans les premiers moments de cet épisode final, Juliet annonce à Sawyer qu’elle va aider Jack (le docteur boy scout un peu perturbé psychologiquement il faut bien le dire) à faire exploser cette bombe alors qu’initialement les deux amoureux avaient décidé de quitter l’ile pour construire leur vie ailleurs dans la sérénité. Sawyer qui, comme beaucoup d’entre nous, ne comprend pas ce revirement soudain propre à la gent féminine, lui demande des explications, et ce d’autant plus qu’il vient de se battre avec Jack en se ramassant des beignes à côté desquelles les baffes des « tontons flingueurs » font figure d’aimables caresses.
Celle-ci lui explique alors qu’elle préfère tout effacer de leur histoire commune que d’avoir à envisager le risque de le perdre après l’avoir connu (il faut dire que le dit bad boy a un faible pour Kate, une des autres protagonistes, qui elle ne sait pas trop pour qui elle a un faible entre Jack et Sawyer).
[Bon sang, où ai-je rangé ma caisse d’aspirines ?]
Elle lui déclare donc tout de go : « Je préfère ne pas te connaître, ça m’évitera d’avoir à te perdre… ».
Ce genre d’attitude est presque un cliché scénaristique dont se servent la plupart des films hollywoodiens à l’eau de rose : l’héroïne, par peur de souffrir, ne veut entreprendre aucune relation sérieuse, jusqu’à ce que, happy end oblige, elle craque et vive THE  histoire d’amour.
Dans Lost, ce qui est intéressant, c’est que Juliet a en partie vécu cette histoire d’amour mais que la perspective dessinée par le scénario lui permet d’effacer tout cela pour lui éviter l’éventualité cauchemardesque de perdre Sawyer.
Du point de vue du comportement individuel dans l’incertain (la théorie de la décision), on peut avoir plusieurs interprétations de son attitude.
[J’exclue d’emblée celle qui consiste à avancer qu’elle a un grain, ce qui n’est pas impossible].
On peut tout simplement penser qu’elle est averse au risque. En effet, compte tenu des deux éventualités (« Sawyer part et je suis trèèèèès malheureuse » ; « sawyer ne part pas et je suis trèèès heureuse ») elle doit choisir entre une loterie ("connaître sawyer") et une perspective certaine (je ne connais pas Sawyer et alors je suis zen, ni heureuse ni malheureuse). Assumons que la probabilité d’avoir chaque événement est de 50%, ce qui est je vous l’accorde discutable. Si on suppose que dans le cas de la loterie, la perte et le gain sont symétriques, et donc que le gain espéré de la loterie est nul, il est normal qu’elle préfère un gain nul certain à un gain nul espéré (en fait elle serait disposée à payer quelque chose pour se débarrasser de la loterie « je fais la connaissance de Sawyer ».) Donc le fait qu’elle lui balance en pleine poire qu’elle préfère ne pas le connaître que le connaître en risquant de souffrir s’il part est pleinement compatible avec la théorie de l’espérance d’utilité de von Neumann et Morgenstern si on suppose qu’elle est averse au risque et que pertes et gains sont symétriques.
Mais, bien évidemment, cette hypothèse de symétrie est discutable : on peut penser qu’il « est préférable d’avoir vécu le grand amour même s’il faut le perdre… » (Barbara Cartland (1978), « My life », JEL*, 22, 104-122).
Et, en fait, d’un point de vue comportemental, c’est beaucoup plus intéressant. En effet, si on suppose que le fait de connaître Sawyer et de vivre avec lui est valorisé très fortement en termes de gains (+x) et que le fait de le connaître et de le perdre est valorisé comme un perte (-y), mais d’ampleur plus faible que le gain (|y|,<|x|) la décision de Juliet est paradoxale en termes d’espérance d’utilité (voir le graphique ci-dessous).

L’espérance d’utilité de connaître sawyer est supérieure à l’espérance de ne pas le connaître et donc cette fille a vraiment un grain…
Mais, on sait depuis les expérimentations menées par Kahneman et Tversky en 1986 que les individus valorisent beaucoup plus fortement les pertes que les gains d’une part (la pente de la fonction d’évaluation des perspectives est d’abord très forte dans l’espace des pertes, très supérieure à la pente d’évaluation des perspectives dans l’espace des gains) et que d’autre part ils sont plutôt risquophiles dans l’espace des pertes (ce que savent depuis longtemps tous les gérants de casinos). Cette constatation empirique leur a permis d’élaborer la Théorie des Perspectives (TP dans le graphique ci-dessous, Kahneman & Tversky, 1979, 1992) qui se fonde sur trois postulats.
  1. Dépendance à un point de référence : les individus évaluent leurs perspectives en termes de gains ou pertes par rapport à un point de référence (statu quo) plutôt qu’en termes de résultat net final,
  2. Sensibilité décroissante : la valeur marginale perçue d’un gain ou d’une perte est décroissante,
  3. Aversion aux pertes : une perte a davantage d’impact psychologique qu’un gain de même montant.
Par conséquent, si Juliet valorise très fortement la perspective de perte potentielle de Sawyer, comme la plupart des individus dont on a observé le comportement en laboratoire, il est normal au bout du compte, qu’elle lui dise qu’elle préfère ignorer son existence plutôt que le connaître, même si le Nirvana aurait été à sa portée dans une des éventualités à sa portée. Sur le graphique, la perte de -y a une plus faible valeur (en valeur absolue) que le gain de x, et du point de vue de l'espérace d'utilité (EU), il serait rationel que Juliet (en supposant qu'elle est averse au risque) choisisse quand même de faire la connaissance de Sawyer plutôt que de rester dans l'ignorance. Donc son comportement est une anomalie dans la théorie EU. Ce n'est pas le cas avec la théorie des perspectives (TP), la perte étant évaluée comme une perspective qui dégrade de beaucoup sa situation...
Donc, finalement, Juliet, qui, jusqu’à présent m’apparaissait comme totalement givrée il faut bien le dire, est en fait une fille assez normale….
* JEL : Journal of Euphoria and Love

1 commentaire:

  1. Un article un peu misogyne je trouve !! mais cependant très intéressant étant 'fan' de Lost

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