vendredi 28 août 2009

Billet de rentrée : retour de vacances, prévisions de Bison Futé et concours de beauté


Il est temps de se remettre au travail et, pour cela, quel meilleur moyen que de parler de ses vacances ? Tout le monde sait bien que, quand on a rien à dire, on raconte ses vacances...
En fait, plus précisément de retour de vacances…
En effet, récemment, après quelques semaines de repos bien méritées, j’ai, comme quasiment tous les vacanciers, été soumis à la torture – physique, nerveuse et psychologique – du retour de vacances impliquant de traverser la France entière du sud au nord au volant de mon véhicule favori.
Or, ces retours estivaliers (tous comme les départs) génèrent, c’est bien connu, des pointes de trafic dantesques dont on ressort accessoirement avec des envies de meurtre à l’égard de son prochain automobiliste, mais en tout cas épuisé nerveusement…
Le grand jeu de nombre d’automobilistes est donc d’éviter ces pointes –quand leur contrainte en matière d’arrivée ou de départ n’est pas trop forte.
Dans ce grand jeu impliquant des milliers de joueurs, les prévisions de Bison Futé  - voir ici -de trafic plus généralement, données par un nombre croissant de sites internet) sont censées guider les joueurs automobilistes afin d’aplanir ces pics de trafic. Notre cher icône sioux nous indique ce que seront a priori les journées « rouges », « orange » et « verte », les couleurs étant fonction de l’intensité du trafic sur le réseau en question. Rouge est synonyme de cauchemar et vert de ballade bucolique en gros.
Je me souviens que, même gamin, j’avais un problème avec cette histoire de Bison Futé. En effet, si les automobilistes utilisaient les prévisions pour modifier leur comportement en conséquence (anticiper ou reporter leur départ ou leur retour), logiquement, ces prévisions devaient s’avérer nécessairement fausses ex post. Sauf si l’on suppose que les gens sont idiots ou, plus prosaïquement, qu’ils ont une contrainte absolue en matière d’heure de départ ou d’heure de retour…
Je me disais en conséquence que les ingénieurs du trafic derrière Bison Futé étaient soit des imbéciles, leurs prédictions s’avérant nécessairement fausses du fait de n’avoir pas considéré l’interaction stratégique entre les automobilistes et l’effet de l’information sur les comportements (je ne le disais pas comme cela gamin, mais l’essentiel y était) soit diablement malins et pervers, considérant que l’erreur était un coût à subir au nom de l’intérêt général et de la minimisation des coûts de transport et des coûts d’insécurité…
Donc, il y a quelques jours, notre jeu a été d’éviter les pointes des week-ends de retour sur les axes nord sud, et notamment le samedi, les locations allant en général du samedi après midi au samedi matin. Il s’agissait en gros de décider de décaler notre départ la veille de la fin de la location ou le lendemain. Comme pas mal de personnes choisissent la première solution, nous avons choisi la seconde, celle de partir le dimanche, ce qui, soit dit en passant, a fonctionné parfaitement.
Au-delà de l’anecdote, ce raisonnement spéculatif que nous avons eu sur le comportement des autres automobilistes m’a rappelé le jeu du concours de beauté discuté par J. M .Keynes dans la  Théorie générale..., dans lequel l’objectif d’un concours n’est pas de sélectionner la fille objectivement la plus belle, mais celle qui sera désignée comme étant la plus belle par le plus grand nombre de compétiteurs. C’est un peu le même problème, puisque si on suppose les autres automobilistes rationnels, au moins autant que soi, la question est de savoir ce que les autres vont se figurer comme étant le choix le plus raisonnable.
Ce situation de raisonnement spéculatif (pas dans un sens financier, ici on spécule sur la rationalité des autres) a été testé en économie expérimentale à travers une série d’expériences construites par Nagel, 1995, Unravelling in Guessing Games, American Economic Review, 85 (5) ( voir ici pour une référence plus récente de cet auteur en collaboration avec d'autres) sur la base d’un « jeu de devinette » (très mauvaise traduction de « guessing game »). Dans ce jeu, des sujets doivent désigner un nombre compris entre 0 et 100. Le gagnant d’un prix annoncé à l’avance (x $) est celui qui donne le nombre qui est le plus proche de, par exemple, la moitié de la moyenne des N nombres donnés par les participants. Les perdants gagnent 0 et, en cas d’égalité, les gagnants se partagent le prix .
Différents niveaux de raisonnement sont possibles. Le niveau de rationalité zéro consiste pour un joueur à choisir aléatoirement entre 0 et 100 soit en moyenne 50, sans considérer le choix des autres. Un niveau de rationalité encore plus sophistiqué (niveau 1) consiste à penser que les autres désignant en moyenne 50, je gagnerai en choisissant 25 (0.5*50). Un niveau de rationalité encore plus sophistiqué consiste à penser que si les autres sont de niveau 1, et choisissent 25, je devrai choisir 12.5 (0.5*25). Etc. L’étude de ce type de jeu permet donc d’observer le degré de sophistication des comportements individuels en situation d’interactions stratégique.
Dans un tel jeu, l’équilibre de Nash consiste à donner un nombre égal à 0. En effet, si je suppose que les autres vont donner un chiffre de 50, je dois, pour gagner, donner un nombre de 25. Mais si les autres sont aussi rationnels que moi, ils vont donner un nombre égal à 25. Donc je dois en fait donner un nombre égal à 0.5*25 soit 12.5. Mais si les autres sont aussi rationnels que moi, etc. A l’issue du raisonnement spéculatif, la seule solution rationnelle est de déclarer 0.
Dans un jeu en classe que j’ai fait il y a quelque temps, 9 participants devaient faire ce choix de nombre durant 10 périodes. Le résultat est donné dans le graphique suivant :

 
Au début, la moyenne des nombres choisis par les joueur est autour de  42.5 (proche de 50), Puis, l'interaction se répétant, le nombre choisi en moyenne baisse fortement, comme si les participants réalisaient un apprentissage sur la bonne manière de raisonner dans ce jeu qui consiste à spéculer sur la rationalité des autres participants. Les décisions convergent lentement, mais sûrement, vers l’équilibre de Nash (pour la dernière période, il y a un effet « fin de jeu », mais je n’ai pas d’explication claire sur cette remontée). Ces résultats sont en fait assez proches de ceux obtenus initialement par Nagel, 1995, ce qui prouve la robustesse de ceux-ci.
Pour revenir à mon histoire de Bison Futé, car, lecteur, tu ne vois peut être pas le rapport – en fait j’espère quand même que si - le fait que la stratégie de partir le dimanche (au lieu du samedi) ait fonctionné peut s’expliquer de deux manières (ou par un mix des deux). Soit les automobilistes sont contraints d’arriver avant le lundi absolument, et cela peut expliquer le choix du samedi (niveau 0) ou du vendredi (niveau 1 de rationalité), soit en ayant un niveau de sophistication de type 2, on peut significativement améliorer sa situation. Mais si l’interaction est répétée de manière suffisamment forte avec un groupe d’automobilistes suffisamment homogènes, cette stratégie ne marchera plus, peut être dans dix ans. Cela me laisse le temps d’arrêter complètement de partir en vacances pour arrêter de me prendre la tête (au sens propre et figuré) avec ces histoires de départ/retour de vacances…

1 commentaire:

  1. Sur l’effet « fin de jeu », il peut y avoir une explication collaborative. L’équilibre étant atteint à zéro, deux joueurs peuvent se concerter pour décider que l’un se sacrifie en proposant une valeur très élevée, et que l’autre empoche seul la mise en pariant sur une valeur supérieur à zéro et redistribue ensuite une partie de ces gains.

    En fait, avec 9 joueurs, la valeur que semble indiquer votre graphe à l’air de coller assez bien. 7 joueurs à 9, un à 100, l’autre à 6.

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