dimanche 21 juin 2009

GPS, information trafic et théorie des jeux



La perspective des vacances se rapprochant fort heureusement, et celle de déplacements hasardeux aussi, les dites vacances étant forcément synonymes de longues virées épuisantes en voiture, je me suis dit qu’il pourrait être intéressant d’acquérir un GPS. En effet, ces déplacements étant l’occasion de bagarres ininterrompues avec ma moitié pour décider du bon itinéraire, l’hypothèse du GPS me semblait une possibilité de mettre enfin un terme à nos débats bagnolesques interminables dignes du CM2 sur l’opportunité de tourner à gauche pour gagner sur 700 kms de parcours 1 à 2 mn de temps…
Fort de ce projet, je vais voir une grande enseigne spécialisée dans les équipements bagnolesques (un truc du style « sudvoiture » ou « ouestbagnole », ma mémoire me joue des tours…, un carambar pour le premier qui trouve le bon nom, frais d’expédition à sa charge par contre) et sollicite l’opinion d’un conseiller clientèle (pardon, d’un vendeur).
Il me signale alors que de nombreux GPS ont, moyennant un supplément de prix, une option trafic en temps réel qui me permet d’adapter mon itinéraire à l’état de la circulation. Une espèce de Bison Futé omniscient à domicile quoi, et ce moyennant le prix modique de 14999,99€.
L’idée me séduit, mais arrghh, l’esprit de l’économiste démon s’empare de ma personne, et je lui pose alors THE question :

« Mais que se passe-t-il si tous les automobilistes ont un GPS avec cette option et qu’ils basent leur choix d’itinéraire sur la même information ? »

En effet, la question me semble légitime et je me félicite de me l’être posée. Si nous sommes tous avec un GPS qui nous dit que l’itinéraire blanc est rouge et qu’il faut passer sur l’itinéraire noir qui lui est vert, alors l’itinéraire noir deviendra rouge et l’itinéraire blanc deviendra vert… Non ?
[Désolé pour les daltoniens qui risquent de ne pas saisir mon exemple]
Là, le vendeur me regarde de ses yeux vides, se dit que je suis un fou dangereux et ne voyant manifestement pas où je veux en venir, répond « euhhh… ».

Bon, reprenons. Supposons que le niveau de QI des individus au volant de leur voiture soit divisé par 2 ou 3, ce qui est un fait connu, et chacun d’entre nous a pu en faire l’expérience.
Prenons un exemple. Peut être pas pour moi dans ma voiture, mais le mec d’à côté de moi – appelons le Bernard par exemple, même si  je n’ai rien contre les Bernard, cela aurait pu être Charles ou Tartempion -. Il est  coincé dans les bouchons, au volant de sa 406 bi-turbo au volant  en cuir de gazelle naine d’Ethiopie, au châssis surbaissé, il fait vrombir son 3.0 200 ch qui consomme 25 litres au 100, celui-là, donc c’est sûr que son QI est largement diminué, même s’il ne part pas de très haut fondamentalement…
Si  le GPS de Bernard lui susurre d’une voix marylinmonroesque  AVANT d’être coincé dans le bouchon qu’il faut qu’il tourne à gauche pour éviter cela, il ne va pas aller plus loin que le bout de son spoiler avant, et va rageusement écraser l’accélérateur pour partir en vrille à gauche.
Et je ferai en fait sans doute la même chose, bien que n’ayant pas de châssis surbaissé et de volant en cuir de gazelle…
Supposons maintenant que nous sommes en fait pleinement rationnels, un petit malin va me faire remarquer que je peux anticiper que l’autre usager tournera à gauche et que par conséquent j’ai intérêt à aller tout droit. Sauf, que, en fait, s’il est aussi rationnel que moi, il peut anticiper la même chose, et en faisant l’hypothèse que le jeu est statique (tous les joueurs jouent en même temps, ou, ce qui revient au même, aucun joueur n’est en mesure d’observer l’action d’un autre joueur avant de décider), l’équilibre de ce jeu de trafic reste assez difficile à déterminer.
En fait, un papier ancien d’Arnott, De Palma et Lindsey (1999) montrait que, d’un point de vue théorique, dans certaines conditions, si tous les usagers étaient informés de la même manière (l’information est publique et gratuite), alors le fait de prodiguer cette information n’améliorerait pas les conditions de trafic et ne diminuerait pas le niveau des coûts de transport. L’existence d’une information publique n’améliorerait pas la coordination des joueurs si tous sont également informés. La seule information « efficace », propre à améliorer la situation, était celle que l’on ne donnerait qu’à une portion suffisamment réduite des conducteurs, les autres restants dans l’ignorance.
Cela m’a rappelé le résultat d’expériences en  classe réalisées à plusieurs reprises, sur la base d’un jeu qui est un peu ma marotte en ce moment, le jeu d’entrée de marché (inventé par Selten et Guth en 1982). Dans ce jeu, n personnes doivent décider d’entrer ou non sur un marché, le gain de l’entrée étant une fonction décroissante du nombre d’entrants. Si une personne ne rentre pas elle gagne une somme fixe, mettons 1$. La fonction du gain est du type :

G(e)= 1$ + 1$(8-m)

m est le nombre d’entrants et 8 correspond en fait à la capacité du marché. En clair, plus les gens sont nombreux à entrer et moins chacun gagne… C’est l’exemple le plus simple de ce que les économistes appellent une externalité négative. La congestion est l’exemple type d’externalité négative.
 Dans ce jeu, le nombre d’entrants prédit à l’équilibre de Nash (en stratégies pures) est de 8 ou de 7, en fait égal à la capacité ou à la capacité moins 1. Il n’y a pas besoin de creuser très profond pour comprendre que dans un tel jeu, l’optimum de Pareto est atteint quand seulement 4 joueurs entrent et que les autres joueurs n’entrent pas (c’est cette situation qui maximise le gain total du groupe de n joueurs).
Dans la classe, il y avait 14 étudiants, et j’ai répété ce même jeu 14 fois de suite avec une variante. Dans le premier « traitement », tous les étudiants devaient choisir simultanément d’entrer ou de ne pas entrer sans connaître la décision des autres (7 fois de suite). Dans un second traitement, ils devaient prendre la même décision, mais cette fois en ayant affiché sur leur écran d’ordinateur le nombre de personnes déjà entrées avant qu’ils fassent leur décision (ce nombre était « rafraichi » en temps réel).
Les résultats sont donnés dans le graphique suivant :
 

En bleu, le taux d’entrée observé, en rouge le taux optimal d’entrée et en vert le taux prédit à l’équilibre de Nash.
Il est facile de constater que, en fait, le taux d’entrée converge assez vite vers l’équilibre de Nash. Mais surtout, que l’information donnée aux participants sur le nombre d’entrants en temps réel (information gratuite bien sûr) n’a servi à rien du tout ! Le taux d'entrée dans le second traitement ("information") est rigoureusement le même en moyenne que le taux d'entrée dans le premier traitement (pas d'information). L'information n'a pas permis aux joueurs de mieux coordonner leur choix.
Bref, achetez un GPS avec information trafic, mais demandez d'abord à votre voisin d'embouteillage s'il en a déjà un...

1 commentaire:

  1. Le constat serait tout à fait juste si chaque automobiliste avait à chaque instant la possibilité de se dérouter. Mais l'inertie de la circulation, et la non-existence de bifurcations tous les 500m, font que l'info-trafic demeurerait amha utile même si l'information était partagée par tous.
    (à condition qu'elle soit pertinente, parce que mon GPS ViaMichelin en fait par exemple une piètre utilisation ...)

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