vendredi 8 mai 2009

Le paradoxe du restaurant gratuit et la psychologie de "l'impasse"


Il y a quelques semaines (le 6 mars exactement), Olivier Bouba-Olga a jeté sur son blog un défi aux économistes, et j’ai décidé de tenter de le relever modestement. Je le cite pour que tout soit clair (voir l’intégralité du texte sur http://obouba.over-blog.com/article-28691647.html) :
 « Peter Ilic, propriétaire de 6 restaurants à Londres, a proposé aux clients, dans l'un d'entre eux, Little Bay, de payer ce qu'ils voulaient. (…) De plus, surprise, rares ont été les clients ne donnant rien, ils ont déboursé autant, voire légèrement plus, qu'en temps normal... (…)
Bon, mais c'est le deuxième point qui m'interpelle et pour lequel je lance un appel aux économistes ou sociologues blogueurs, et à tout ceux qui voudront bien répondre : comment expliquer que les clients laissent de l'argent?  Allez, les éconoclastes, ecopublix, mafeco, Etienne, Gizmo et tous les autres, je compte sur vous! »

Damned ! Bien que n’étant pas dans la liste, mon sang n’a fait qu’un tour, et ce d'autant plus qu'Olivier a promis d'offrir un repas à l'auteur de l'explication la plus convaincante !

En fait, le fait que les clients laissent de l'argent ne me semble guère paradoxal. Les expérimentalistes, dont je suis, ont l’habitude d’observer des choses bizarres et parfois peu conformes à l'intuition économique dans leur laboratoire (tout cela reste décent, n’ayez crainte). Dès lors, étant (un peu) spécialiste des comportements économiques au sein du laboratoire, il m’a semblé qu’il existait des tas d'explications issues de faits stylisés, éventuellement théorisés par la suite, fournies par l'économie et la psychologie expérimentale.
Par ailleurs, comme un billet ne suffirait pas (désolé, Olivier mais c’est un sujet de thèse que tu viens de proposer !), je vais me contenter de fournir deux pistes possibles en guise d'explications à ce paradoxe. Les deux sont en fait des explications possibles à l'émergence de la coopération entre les individus en dépit du fait que la stratégie rationnelle et opportuniste est de ne pas coopérer.
La première explication est évidente (d'ailleurs suggérée dans les commentaires du blog d'Olivier), mais elle n’est pas très convaincante selon moi, surtout si l'on se réfère aux régularités empiriques observées en laboratoire.
L’autre explication est un peu moins évidente, quoique pas très compliquée, mais me semble surtout nettement plus convaincante compte tenu de ce que les expériences réalisées en économie ont montré.
Commençons par la moins convaincante : l'altruisme pur ou impur. En effet, on pourrait se dire que les clients payent par générosité intrinsèque (altruisme pur), ce restaurateur étant un être humain à mon instar. Quant à l'altruisme impur, je considère l'intérêt qu'il y a indirectement à payer quelque chose, du style "si je suis un jour restaurateur moi-même, j'aimerai bien avoir de chics clients qui sont prêts à mettre la main à la poche et ce restaurateur peut très bien être qui sait? mon client".
Ah, si tous les gars du monde pouvaient se donner la main… (Off : dans l’assistance des lecteurs, larmes d’émotion qui commencent à perler, et quelqu’un sort une guitare pour entonner Santiano d’Hugues Aufray, tout le monde autour d’un bon feu de camp en grillant des marshmallows  - bien que je mettes au défi quiconque de chanter en mangeant des marshmallows, c'est autre chose que de relever le défi lancé par Olivier Bouba-Olga -)..
Bon, théoriquement pourquoi pas ? On peut avoir des préférences individuelles affectées positivement par le bien-être des autres consommateurs, on connaît cela depuis longtemps en économie…

Mais expérimentalement, les tentatives d'explication de la coopération par l'altruisme ne vont en général pas bien loin. Par exemple, quand on observe les résultats expérimentaux du jeu de l'ultimatum (un proposant propose le partage d'un gâteau entre un répondant et lui, et le répondant peut refuser ou accepter ce partage. S’il refuse, les deux repartent les mains vides, et s’il accepte, le partage proposé est mis en œuvre)., on constate que le proposant propose un partage en moyenne qui tourne autour de 60-40 (il propose de garder pour lui 60% du gâteau et concède les 40% restants au répondant), parfois 50/50. Soit dit en passant, l’équilibre théorique du jeu est que le proposant propose de garder presque tout le gâteau et donne une miette au répondant, car celui-ci préfère encore une miette à rien du tout. Donc tout partage devrait être accepté par le répondant, et sachant cela, le proposant devrait offrir le partage le plus inéquitable possible.
On a eu tôt fait d’invoquer l’altruisme pour expliquer ces résultats, en disant que le gentil proposant se soucie de la situation du répondant. Or, quand des jeux du dictateur ont été réalisés en laboratoire (le même jeu, à la différence fondamentale que le répondant ne peut rien faire d’autre qu’accepter le partage), le comportement du proposant est fort différent de celui qu’il a dans un jeu de l’ultimatum : il propose un partage très inéquitable (il garde la totalité ou quasiment du gâteau). Donc, l’altruisme (pur) a bon dos théoriquement mais est en fait rarement observé dans des proportions importantes en laboratoire. Dans le jeu de l'ultimatum, une explication souvent invoquée est celle du comportement de réciprocité.

En l'occurence, c'est cette explication en termes de comportements de réciprocité qui me semble nettement plus convaincante pour expliquer le paradoxe des clients prêts à payer un repas gratuit . Cette hypothèse diffère de l’altruisme conditionnel ou impur que j’ai envisagé précédemment, et a été énoncée notamment par Matthew Rabin en 1993 (voir une présentation pédagogique de ce concept dans Eber & Willinger, 2006) et, plus récemment, formalisée également par Falk & Fischbacher en 2006. L’hypothèse de réciprocité consiste en fait, en simplifiant à outrance, à répondre aux intentions d’un joueur selon que ses intentions aient été perçues comme des intentions positives ou des intentions négatives.
Si je me conduis bien à ton égard, alors tu seras plus enclin également à te conduire bien à mon égard (« réciprocité positive » ou « kindness »)., alors que si tu es désagréable, je serai plus enclin à l’être aussi (réciprocité négative ou « unkindness »)  Il y a donc de la réciprocité positive à travers la récompense du comportement d’autrui ou négative à travers sa sanction. Or l’action du restaurateur est observée par les clients, et le restaurateur observe à son tour le comportement des clients, ce qui génère des effets de réciprocité potentiels, positifs ou négatifs. Par exemple, dans le jeu de l’ultimatum, c’est la réciprocité négative qui joue : le proposant craint d’être puni par le répondant s’il propose un partage trop inéquitable. De fait, les conflits sont fréquents dans le jeu de l’ultimatum et la menace de sanction par le répondant est crédible, ce qui explique le niveau de coopération observé.
La réciprocité positive est par exemple observée dans le « gift-exchange game ».  Dans ce jeu, une firme propose un niveau de salaire, communiqué ensuite au travailleur qui fixe son niveau d’effort, l’effort étant coûteux. L’équilibre du jeu est que le travailleur choisit le niveau d’effort minimum (opportunisme) et que, sachant cela, la firme, qui joue en premier, fixe un niveau de salaire le plus bas possible. Dans l’expérience que font Falk & Gachter en 1999, dans laquelle des paires de joueurs sont en interaction répétée de nombreuses fois, ils observent que le niveau de salaire proposé par le participant qui joue la firme est 3 fois plus important que le niveau de salaire prédit par l’équilibre de Nash. En conséquence, le participant –travailleur applique une réciprocité positive à cette intention, et choisit un niveau d’effort élevé (alors que l’opportunisme le conduirait à choisir un niveau d’effort faible, sauf qu’il tuerait la coopération en faisant cela !).

Un exemple, plus ludique, de réciprocité négative peut être trouvé dans le film « Les duellistes » de Ridley Scott. Le colonel Féraud (Harvey Keitel), humilié d’avoir été arrêté en public chez sa dulcinée poursuivra Armand D'Hubert (Keith Carradine) de sa morgue en le défiant de multiples fois au cours de duels mémorables.

Un excellent film qui tourne autour du thème des effets de la réciprocité sur les rapports humains est Carlito’s Way ("l’impasse" en français, voir la photo qui illustre ce billet) de Brian de Palma – un de ses meilleurs films selon moi-. Les dimensions de réciprocité négative et positive sont présentes en permanence dans l’intrigue et contribuent le ressort essentiel de l’intrigue (Il est vrai que c’est aussi souvent le cas dans la plupart des films autour de la mafia, du Parrain à Casino). Carlito, incarné par Al Pacino, est un ex-gangster qui sort de prison après une longue période et qui veut, comme on dit dans les films dialogués par Audiard, « se ranger des voitures ». Il replongera toutefois pour aider un « ami », ce qui le conduira à sa perte.
Dans « L’impasse », c’est au départ un comportement de réciprocité positive qui détermine les actions de Carlito. Bien que sortant de prison et fermement décidé à rester honnête, il décidera de replonger dans le crime pour sortir Kleinfeld, l’avocat véreux incarné par Sean Penn ,d’une situation inextricable, celui-ci l’ayant aidé à sortir de prison.
Puis la réciprocité négative jouera à son tour quand il découvrira qu’il a été trahi en fait par le même Sean Penn depuis toujours. Il permettra alors aux mafieux qui poursuivent l’avocat d’assouvir leur vengeance. Ici, l’impasse dans laquelle Pacino vient de l’obligation morale qu’il s’est fixée de faire acte de réciprocité positive envers Sean Penn, ce qui précisément le perdra (c’est beau comme une tragédie grecque on vous dit !).
Revenons au défi : Notre restaurateur qui propose des repas moyennant un paiement décidé ex post par le client. Pourquoi le client laisse-t-il quelque chose de significatif en guise de paiement ?
Si le restaurateur me signale son intention d’instaurer une coopération en me fournissant un repas correct et en me proposant l’option de ne pas payer si je le souhaite, alors la réciprocité positive me poussera à donner quelque chose. En effet, si j’étais parfaitement opportuniste, alors le restaurateur percevrait clairement mon « type » (un opportuniste) et n’aurait plus d’intention bienveillante à mon égard (il me servirait du porc mexicain ou autre chose). En ne donnant rien, je tuerai par conséquent la coopération qui peut s’instaurer. Si on peut supposer qu’une partie des clients du restaurant sont des clients réguliers, une telle réciprocité positive peut très bien supporter la coopération et fournir au restaurateur des revenus dignes de ce nom. Tout comme Carlito aide Kleinfeld, en dépit de son intérêt égoïste qui serait de ne rien faire, le client paye le restaurateur, alors qu'il a la possibilité de ne rien donner.
Voilà donc, je trouve, une explication très convaincante (n’est-ce pas Olivier ?) du paradoxe du restaurateur qui propose des repas gratuits et gagne néanmoins bien sa vie.

Bon, j’ai bon là ? j’ai gagné mon repas ???

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