samedi 7 mars 2009

La malédiction du vainqueur, une évidence empirique tirée des jeux en classe



Une fois n’est pas coutume, un billet à teneur plus pédagogique à propos d’une de mes marottes, les jeux en classe. Cette méthode pédagogique s’inspire de l’économie expérimentale. Elle consiste à faire jouer à des étudiants une situation économique précise (ils tiennent le rôle de vendeurs, d’acheteurs, de principal, d’agent, etc.). Comme dans l’économie expérimentale, les institutions et l’environnement du jeu économique étant fixés par l’enseignant, il est souvent possible d’établir une prédiction théorique précise, qui peut varier selon les traitements.
D’un point de vue strictement historique, on peut dire que le premier à avoir avancé l’idée d’expérience est Edward Chamberlin dans les années 40, et que ses premières expériences, notamment sur la théorie du monopole, ont été des jeux en classe avec ses étudiants (Vernon Smith était un des ses étudiants et en a conçu sans doute l’idée plus systématique d’expérimentation en économie). Il est donc possible d’avancer que les jeux en classe sont nés avant l’économie expérimentale au sens strict du terme… Bref, c’est en fait une méthode pédagogique en plein développement, mais dont l’idée remonte à loin.
Dès que le cours s’y prête, je trouve intéressant de mettre en œuvre ces jeux en classe. En effet, au-delà du côté ludique réel de l’apprentissage de l’économie par le jeu, la compréhension des mécanismes  économiques en jeu (sans jeu de mots, sic !) se forme beaucoup plus rapidement  dans l’esprit des étudiants (ceux qui ne seraient pas convaincus par l’apport de cette méthode pédagogique peuvent aller voir le papier de Tsigaris (2008), qui montre l’impact de cette méthode sur les performances des étudiants : http://www.cluteinstitute-onlinejournals.com/PDFs/1058.pdf) .
Par ailleurs, les résultats du jeu peuvent être une excellente application à l’issue d’un détour théorique. Le plus souvent, j’utilise le formidable serveur conçu par Charlie Holt (VECONLAB http://people.virginia.edu/~cah2k/) pour réaliser des jeux en ligne via internet et le non moins formidable livre qu’il a écrit (Holt C. A. (2005), Webgames and strategic behavior : Recipes for interactive learning), totalement cohérent avec les applications proposées par son serveur et qui donnent un formidable outil pédagogique à tous les enseignants d’économie (seul problème : tout est en anglais, bien sûr !)
La méthode que je préconise consiste à d’abord faire jouer une situation économique, à interpréter les données avec les étudiants –mieux encore, donner les résultats détaillés aux étudiants et leur faire étudier statistiquement les données - et à essayer ensuite de les expliquer en construisant le modèle théorique. Les résultats ne sont que rarement triviaux, dans le sens où ils ne confirment pas toujours les prédictions du modèle (parfois trop simple il faut le dire) que l’on a construit. L’exemple des jeux d’enchères sur valeur commune est particulièrement intéressant à ce titre.
Le jeu d’enchères sur valeur commune met en exergue les effets de la compétition entre des agents soumis à un aléa sur la valeur économique du bien qu’ils sont susceptibles d’acheter (de célèbres applications économiques ont été fournies par la compétition des compagnies pétrolières lors de l’achat de gisements dont la valeur économique est imparfaitement connue). Plus près de nous, la compétition sur les licences de téléphonie mobile 3G dans certains pays européens où ces licences ont été mises aux enchères (Voir Klemperer, 2002) ou la compétition sur les droits de retransmission du foot en ligue 1 sont également d’excellentes illustrations d’un tel jeu.
Dans ce jeu, les étudiants sont typiquement regroupés par paire (la taille du groupe peut être bien évidemment ajustée), et reçoivent chacun de manière anonyme un signal dont la distribution (aléatoire) est connue. Ils savent qu’un bien va être mis en vente, la valeur de ce bien étant égale à la moyenne des signaux reçus au sein du groupe (par exemple le joueur 1 reçoit un signal de 0.2 $ et le joueur 2 de 0.8 $, la valeur du bien mis en vente est donc de 0.5 $). Une fois ce signal reçu, ils proposent une enchère b (pour bid en anglais) qui, si elle est la plus élevée, leur permet d’obtenir le bien (enchère simultanée de premier rang). Bien évidemment, la valeur de l’enchère proposée par mon compétiteur ne m’est pas communiquée tant que je n’ai pas choisi ma propre proposition.
Le perdant gagne 0$ et le gagnant obtient la moyenne des signaux moins la valeur de l’enchère gagnante qu’il a proposée. Le jeu est très simple, et met en avant la dimension d’interaction stratégique dans un monde d’asymétrie informationnelle.
Dans les résultats suivants, 12 étudiants ont joué ce jeu par paire dans une première phase de 5 périodes puis le même jeu dans lequel ils constituaient un seul groupe, la valeur du bien étant égale à la moyenne des 12 signaux reçus par chacun d’entre eux, là encore pendant 5 périodes (la durée du jeu est au maximum d’1 h). le graphique ci-dessous retrace les enchères individuelles faites par les 12 étudiants au cours de 5 répétitions en fonction de la valeur du signal qu'il avaient obtenue, ce pour le traitement 1 (2 étudiants en compétition pour un même bien) :
Graph 1
D’un point de vue théorique, sans que j’ai le temps de rentrer dans les détails, la prédiction que l'on peut avoir sur ce jeu, en utilisant par exemple un concept d’équilibre de Nash ,est que, quand les joueurs sont par paire, la stratégie optimale est de miser la moitié de son signal (du reste, l’attitude vis-à-vis du risque ne joue pas sur un tel résultat, ce qui est remarquable et qui constitue une différence essentielle avec les jeux d’enchère sur valeurs privées par exemple), voir Sherman & Holt, 2000). Il est alors improbable de réaliser une quelconque perte, puisque au pire le signal reçu par mon adversaire est 0$ (supposons que la distribution uniforme des signaux soit entre 0$ et 1$) et par conséquent, la valeur moyenne du bien est mon signal divisé par 2.
Les résultats montrent très clairement que ce comportement prédit est loin d’être la règle est que les joueurs ont tendance à surenchérir nettement (le résultat obtenu dans les jeux en classe est d’ailleurs totalement cohérent, en dépit de l’absence d’incitations monétaires, aux résultats obtenus dans la littérature expérimentale). Le graphique 1 montre bien cela, la "fonction" d'enchère empirique étant au dessus de la fonction d'enchère théorique (b=v/2) La conséquence est qu’ils ont tendance à faire des pertes, comme le montre le graphique suivant

C’est ce phénomène que l’on qualifie de « malédiction du vainqueur », puisque celui qui gagne a tendance à perdre de l’argent.
Le plus intéressant est que ce phénomène s’amplifie quand le nombre de compétiteurs s’accroît (voir le graphique 2, dans lequel la perte du gagnant est significativement plus forte quand la compétition se fait entre les 12 étudiants plutôt que par paire).
Du point de vue l’explication comportementale, les sujets ne se conforment guère à la prédiction liée à l’équilibre de Nash, qui voudrait que, quelle que soit la taille du groupe, personne ne soit prêt à parier plus que son signal… (en fait c’est un raccourci rapide, car l’équilibre théorique d’un tel jeu à n joueurs est assez complexe à calculer et l’effet du nombre de joueurs n’est pas linéaire sur la fonction d’enchères). L’explication souvent avancée est celle d’un comportement d’enchère « naïf » qui fait que le joueur n’anticipe pas correctement les conséquences liées au fait de gagner l’enchère en termes de distribution des signaux des autres joueurs. Il prédit « naïvement » que la valeur du signal des autres correspond en moyenne au milieu de la distribution ce qui l’amène à surestimer la valeur du bien. En effet, s’il gagne, cela signifie forcément que, si on suppose les joueurs symétriques, ceux-ci avaient une valeur du signal inférieure à la sienne. Donc, à moins que ce joueur ait obtenu une valeur maximale du signal (égale à 1$), la valeur moyenne des autres ne peut être de 0.5$.
Le plus beau est la robustesse du résultat : j’ai répété de nombreuses fois ce jeu et j’ai toujours observé ce même résultat, qui dément les prédictions théoriques habituelles (depuis, il y a des choses plus sophistiquées et plus en ligne avec les observations empiriques, notamment proposées par Matthew Rabin).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.